Un jour, on m'a dit "Écris.", alors j'ai écrit...

L'irrémédiable envie de ses bras chaleureux
Soudain me prend honteuse, laisse un cœur malheureux :
Le mien qui n'en peut plus d'aimer à la folie,
D'un amour éternel, d'un amour infini,
Cet homme qui m'attend, qui me quitte sans cesse.
Ses belles paroles en me berçant me blessent,
Survolent mes envies, s'installent dans mon âme.
Je ne peux oublier. L'amour n'est pas un blâme.
Je ne lui en veux pas. Malgré son ignorance
Il m'a emprisonnée; je cherche délivrance.
Les parois de son coeur, comme du fer sont dures.
Et les joies procurées, les peines que j'endure...
Toutes me dévorent, m'arrachent à mon corps;
Toutes me déchirent, mais je respire encore.

Une goutte éphémère
Sur sa route galère
A trouver son chemin
Tout tracé : son destin.
 
On lui a dit : "Tombe et surtout jamais n'adresse
Le moindre petit mot de réconfort aux larmes
Des malheureux tapis dans l'infinie tristesse,
Des malheureux amants ayant perdu leurs charmes."
 
"Sois forte jusqu'au choc final où tu vivras
Écrasée, tes derniers instants,  seule, esseulée."
Au milieu de sa folle épopée, essoufflée,
Elle en vit mais jamais de sa route dévia.
 
Père nuage et mère pluie,
Entendez ces mots de votre fille,
Écoutez donc ses dernières paroles,
Laissez-la embrasser cet ultime rôle.
 
"Lorsqu'on m'a appelée, je suis vite tombée
Comme père et mère me l'avaient enseigné.
Dans ma course folle, jamais je n'ai osé
De mon but dérisoire une fois me détourner."
 
"Bien des malheureux se trouvaient sur mon passage.
Ces âmes en peine, je ne les ai mouillées.
Il n'y a que le sol que j'ai osé souiller.
Je suis déjà morte, je n'aurai jamais d'âge."

Je voudrais récupérer mes souvenirs. Heureux, tristes, peu m'importe. Je souhaiterais simplement me rappeler, me rapprocher de mon passé, plonger une fois, un jour, dans la source de ma vie. Le temps les a laissés prendre la voile ; à mon tour d'écumer les mers pour retrouver mon histoire.
La mer est si loin, le voyage si long, mon bagage si léger et si lourd à la fois. Je n'ai plus de souvenir et l'énergie que je déploie à les retrouver me pèse tant. Ma vie est telle un pétrolier utilisé pour transporter des pierres sans âmes : totalement dénuée de son sens originel et pourtant toujours fonctionnelle. En me rapprochant de la mer de mes souvenirs, j'espère retrouver le pétrole qui m'est dû, mon identité.
Là où je vais, on dit que les bateaux lèvent l'ancre par milliers. Les plus gros, chargés de souvenirs douloureux, sont refusés dans les autres ports et peinent à passer les portes de la baie. Les rares cargos qui y parviennent s'échouent souvent non loin du rivage et n'apporteront jamais leurs marchandises au fond de l'océan. Elles referont surface éternellement à chaque marée. Le meilleur moyen pour les envoyer voguer au loin est de les abandonner sur de petits radeaux et d'espérer. Espérer que les vagues les guideront vers l'horizon. Espérer qu'aucune planche ne fera naufrage près des côtes.
La mer est si proche maintenant ; je peux sentir l'air vivifiant qui émane de l'écume marine. On m'a dit que les souvenirs heureux n'allaient jamais très loin. Certains sont si lourds qu'ils feraient couler le Charles-de-Gaulle, d'autres si légers qu'aucune gondole n'accepterait de quitter le port avec un bagage aussi minime. Quelques navires ont tenté de prendre le large, beaucoup ont péri. Alors pourquoi si peu de gens vont-ils à la poursuite de leurs instants volés par l'oubli ?
Je le vois, le port. Il est si grand. Il est si près. Quelques pas m'en séparent et pourtant je ralentis. Je m'arrête. Je le contemple. L'horizon blanc, bleu ciel, bleu marine. Il s'étend vers l'infini et s'agrandit à chaque seconde. Les blancs nuages s'éloignent, le bleu marine avale le bleu ciel. Je baisse les yeux vers le port : il se dérobe lui aussi. Tout me fuit et rien ne souhaite que je retrouve mes souvenirs. Rien, sauf mon âme brisée qui en a besoin pour me reconstruire, pour réparer les brèches faites à sa coque par les pirates du temps.
Les bateaux s'éloignent si vite qu'ils me laissent loin du quai. Alors je cours. Je cours jusqu'à ce que mes jambes flottent dans l'air. Je m'envole près de mes souvenirs. Le vent me mène à eux. Je suis la Santa Maria qui guida Christophe Colomb vers de nouvelles terres : une caravelle poussée par le destin pour découvrir. Découvrir quoi ? Je ne le sais pas encore. Une bouteille, peut-être, jetée par les corsaires qui ont dérobé mes jours oubliés et qui les auraient conservés ainsi. Un navire, peut-être, dont le capitaine, insouciant, aurait laissé monter à son bord une cargaison de souvenirs malheureux. Ou encore un radeau, que sais-je ? qui aurait dérivé en maintenant néanmoins sa marchandise au sec...
J'atteins enfin ce port qui me nargue depuis si longtemps. Les bateaux sont si nombreux, les souvenirs si épars. L'amertume s'empare de moi ; comment vais-je retrouver les biens qui m'appartiennent dans cette fourbe mer ? J'aperçois des cabanes au bord de l'eau. Un homme rentre dans l'une d'elles. Je le suis. Je l'interroge : il est pêcheur. Selon ses dires, rares sont les visiteurs qui parviennent à faire le voyage seuls. Rares sont les visiteurs tout court. Dans cette crique, il est impossible de cultiver quelque légume, quelque fruit, et il n'y a aucun poisson qui risque sa vie dans ces eaux troublées par les âmes tourmentées. Les pêcheurs se nourrissent des souvenirs d'autrui. Parfois amers, parfois doux, ils suffisent à maintenir ces marins en vie.
Mon nouvel ami me propose de l'accompagner lors de sa prochaine sortie en mer. Il m'invite sur sa barque. Comment un si petit bateau peut-il soutenir deux humains lorsqu'un porte-avions coule si on le charge de souvenirs ? J'ai peur... Et si la mer nous avalait comme elle le fait pour le ciel ? Et si elle nous emportait vers l'horizon ? Si loin de mon passé. Si loin de mon futur. Si loin de tout sauf, peut-être de mes souvenirs.